8.
Une fois par jour, un navire quittait le port de Rinken pour se rendre dans la préfecture de Ken. La traversée durait une demi-journée. Shushô venait d’embarquer avec Hakuto, ce dernier étant incapable de voler sur une telle distance. Même ceux qui possédaient des montures capables de le faire choisissaient ce moyen de transport pour leur épargner des efforts inutiles.
L’embarcation aux voiles délavées avait levé l’ancre au petit matin, et vers midi, avait croisé celle qui, partie de l’autre rive, retournait à Rinken.
Shushô, debout sur le pont, ne pouvait détacher son regard des montagnes qui dominaient la côte. À plusieurs reprises, au cours de la traversée, des ombres, peut-être des yôma, avaient survolé le navire. Mais à aucun moment elle n’avait été invitée à se mettre à l’abri dans la cabine, en prévision d’une éventuelle attaque.
Poussé par le jôfu qui soufflait du nord-est, le bateau progressait doucement, creusant un sillon d’écume blanchâtre dans la mer. Durant les heures qui venaient de s’écouler, l’ombre portée des mâts avait balayé le tillac d’un mouvement régulier, tel le style d’un gigantesque cadran solaire. Le navire n’allait plus tarder à amorcer sa manœuvre d’accostage. Shushô aperçut au loin les voiles d’une embarcation qui venait de quitter leur port de destination. Sa frêle silhouette se découpait sur la surface sombre des monts Kongô, sorte d’écran qui occupait maintenant tout l’espace de son champ de vision.
Soudain, la cloche qui annonçait l’imminence de leur arrivée résonna à ses oreilles. Le son, mêlé à celui du choc des vagues contre la coque, semblait monter des tréfonds de la mer.
— Enfin, j’y suis !
Elle aspira une grande bouffée d’air en gonflant sa poitrine. Elle était fière d’elle-même. Fière d’être parvenue jusque-là par ses propres moyens. Ken n’était plus maintenant qu’à trois jours de marche. Il n’en faudrait qu’un pour Hakuto.
La ville dans laquelle elle venait de débarquer et qui marquait l’entrée dans la préfecture de Ken s’appelait Hokken, « la ville au nord de Ken ». C’était une ville modeste, du fait de l’isolement de cette partie du royaume, mais cela convenait parfaitement à Shushô. Trouver une auberge n’en serait que plus facile.
Se mêlant au groupe de voyageurs qui avaient fait la traversée comme elle, elle emprunta l’avenue du port et tourna à la première intersection. Une main lui tapota l’épaule.
Elle se retourna. Un homme d’âge moyen, un sourire dessiné sur son visage rond, se tenait devant elle.
— Mademoiselle, c’est un môkyoku que vous avez là, n’est-ce pas ?
Elle avait déjà, à maintes reprises, entendu ce genre de propos depuis son départ. Les amateurs de montures étaient nombreux à travers le pays.
— Oui, répondit-elle d’une voix neutre.
L’homme se pencha pour caresser l’animal. Sa main était potelée comme celle d’un nourrisson.
— C’est une belle monture. Elle a l’air docile. Ses yeux sont très beaux, aussi. Elle est bien soignée, on dirait.
Souriant toujours, il se mit à gratter l’arrière des oreilles de Hakuto.
— À vrai dire, je n’en ai jamais vu d’aussi belle. C’est la vôtre ?
— Non, celle de mon patron.
L’homme porta son regard sur la veste de Shushô et hocha la tête, toujours souriant.
— Ah… Bien… Oui, c’est normal. Et c’est toi qui t’en occupes, ou c’est ton employeur ?
— C’est lui. Mais moi aussi, bien sûr.
— Je vois, je vois, dit-il en se redressant. Ce doit être un bon patron : qui aime ses montures aime aussi ses employés, comme on dit !
— Je ne suis pas de votre avis, murmura Shushô.
Elle leva les yeux vers lui.
— Excusez-moi, je dois y aller. Il faut que je trouve une auberge pour cette nuit.
— Ah, tu es en voyage ?
— Oui. Et vous, vous êtes d’ici ? Vous connaissez peut-être une auberge avec une bonne écurie ?
— Je ne sais pas si l’écurie est bonne, mais je connais une auberge dans laquelle descendent beaucoup de voyageurs avec une monture. Je peux te montrer où elle se trouve, si tu veux ?
— C’est très gentil de votre part, mais indiquez-moi seulement le chemin, je me débrouillerai.
— Si tu me laisses tenir les rênes, je t’accompagne. Je n’ai jamais eu l’occasion de conduire moi-même un môkyoku.
— Non, c’est impossible. Il appartient à mon employeur. S’il apprenait que j’ai confié les rênes à un inconnu, il serait très en colère.
— D’accord, je n’insiste pas, dit-il d’un air triste sans se départir de son sourire. Tu as raison d’être prudente, on ne sait jamais.
Puis il s’esclaffa et saisit le bras de Shushô.
— Hé… ? !
Elle allait lui intimer l’ordre de la lâcher, lorsque l’homme se mit à crier :
— Au voleur !
— Quoi ?!
Elle le regardait sans comprendre. Les passants commençaient à s’arrêter pour observer la scène.
— Rends-moi ma monture, sale petite voleuse !
Shushô était sans voix. Elle se contentait de fixer la tête ronde de cet homme, qui s’agitait en tous sens. Une expression étrange avait remplacé son sourire.
— Que se passe-t-il ? demanda quelqu’un en s’approchant.
— Cette gamine a essayé de voler ma monture ! cria l’homme, le visage déformé par la colère. De nos jours, on ne peut plus faire confiance à personne, pas même aux enfants !
Il lui tordit le bras dans le dos. Shushô hurla de douleur.
— Mais c’est pas moi ! parvint-elle à dire entre deux gémissements.
— Attendez ! s’écria une femme en fendant l’attroupement naissant. Cette monture appartient à la fille. Je l’ai vue sur le bateau !
— Évidemment ! Elle me l’a volée à Rinken ! Je l’avais à l’œil. Elle n’arrêtait pas de tourner autour !
— Oh !…
— Mais c’est faux ! cria Shushô avant que la douleur ne la réduise au silence.
— Comment ça, c’est faux ?! Et ça, alors ? dit-il en tirant un rouleau de papier de sous sa veste.
Il exhiba deux feuilles qu’il tendit à bout de bras devant l’assemblée.
— Ça, c’est le certificat de propriété pour le môkyoku, et ça, c’est la déclaration de vol. Les deux dûment porteurs d’un sceau authentique !
La foule formait maintenant un cercle autour d’eux. À voir l’expression de leur visage, il semblait clair que tous accordaient leur sympathie à la victime supposée, réservant leur désapprobation pour Shushô.
— Sale voleuse ! répéta l’homme en lui tordant le bras avec plus de force encore. Pour qui tu travailles, hein ?! Utiliser une gamine pour voler les gens, c’est vraiment pas très malin ! Ton chef s’imaginait quand même pas qu’une enfant pourrait se promener avec ce genre de monture sans se faire remarquer !
Il la repoussa violemment.
— Non, mais ça suffit maintenant ! Puisque je vous dis que cette monture est à moi ! cria Shushô.
Et elle sortit de sa poche l’attestation que Rikô lui avait donnée.
— Moi aussi, j’ai une…
Mais avant même qu’elle ait pu finir sa phrase, l’homme lui arracha la feuille des mains et la déchira en morceaux.
— Ce papier ne vaut rien ! dit-il d’un ton rageur.
Il en fit une boule qu’il jeta au loin. Shushô était abasourdie.
— Tu peux t’estimer heureuse que je ne te traîne pas devant un juge !
Et il sauta en selle. Hakuto, surpris, jeta un regard inquiet à Shushô, mais l’homme fulmina contre lui en tirant sur ses rênes et parvint, à coups de talon contre ses flancs, à le mettre en mouvement. Hakuto traversa la foule d’un pas mal assuré et se mit à courir sans trop savoir ce qu’il faisait.
— Non, arrête ! Hakuto ! cria Shushô en se précipitant pour essayer de le rattraper.
Les hommes les plus proches la saisirent par les épaules, la stoppant net dans son élan.
— Mais lâchez-moi ! se débattit-elle.
— Qu’est-ce qu’on fait ? On la remet aux autorités ?
— Mais l’autre est déjà parti…
— C’est pas moi, je vous dis ! cria Shushô. J’avais un certificat ! C’est lui le voleur !
L’un des hommes, qui semblait être un voyageur, la dévisagea un instant, l’air hésitant, puis il alla ramasser la boule de papier. Il la déplia soigneusement et en assembla les fragments.
— C’est vrai, elle a raison, fit-il d’une petite voix, après avoir parcouru quelques lignes.
— Je n’arrête pas de vous le répéter ! Bande d’idiots ! Il vous a trompés comme des gamins !
Quelques-uns partirent en toute hâte après le voleur, quand d’autres s’agglutinaient encore pour prendre connaissance du document.
— C’est bien vrai, ma foi. C’est un certificat tout ce qu’il y a de plus conforme.
— Mais l’autre en avait un, lui aussi…
— Euh… tu l’as regardé de près, toi, son papier ?
Ils se lancèrent dans une discussion animée sur ce qui venait de se passer. Shushô les abandonna à leurs débats : elle s’extirpa du groupe et partit aussitôt à la recherche de Hakuto. Quelques hommes l’accompagnèrent pour lui prêter main-forte, mais il apparut rapidement qu’ils ne parviendraient pas à les rattraper : Hakuto et son cavalier avaient déjà franchi les portes de la ville. Ils revinrent bredouilles.
— Je suis vraiment désolé. Si on avait su… dit un des hommes, en tendant à Shushô ses bagages.
Il les avait probablement ramassés au cours de l’altercation. Elle s’en empara et les chargea sur ses épaules. C’étaient les sacoches que Hakuto portait en croupe. Elle plia sous leur poids. Elle mit un genou à terre et dut s’y reprendre à deux fois avant de pouvoir se relever au prix d’un grand « ho hisse ! ».
— Veux-tu qu’on t’accompagne jusqu’au bureau des autorités, pour faire une déclaration de vol ? proposa un autre.
— Mais le bureau va bientôt fermer, non ?
— Ah oui, c’est vrai. Demain, alors ?
— Oui. En tout cas, merci à vous de m’avoir aidée à chercher Hakuto. Et merci aussi pour les bagages, dit-elle en saluant à la ronde.
Shushô promena son regard sur la ville qui commençait à rougir sous le soleil couchant.
— Je n’ai plus de temps à perdre maintenant, sans Hakuto… murmura-t-elle.
Elle se tourna vers les personnes qui restaient plantées là, l’air embarrassé.
Pour un adulte, Ken était à trois jours de marche. Il en faudrait davantage pour Shushô.
Ça ne va pas être facile d’y être avant l’équinoxe… Il faut à tout prix que j’y arrive !
— Dites-moi, est-ce que quelqu’un parmi vous pourrait m’indiquer une auberge sûre et pas chère, pour cette nuit ? Pas la peine qu’elle ait une écurie.